Une École Novatrice : Les Filles à l'École !

 

Il nous faut à présent examiner la place de l’élément féminin dans notre École depuis ses origines. Il n’est pas inutile au préalable de définir le cadre général de l’évolution du droit des femmes et de rappeler quelques vérités. Elles ne sont pas précisément toutes à l’honneur de la « patrie des droits de l’Homme. » Sans doute une périphrase à prendre au pied de la lettre en l’occurrence !

 

 

Parmi les 59 élèves de la promotion Ford 1967-1970, on comptait seulement trois filles.

 

Il aura fallu près d’un siècle entre l’instauration du suffrage universel masculin en 1848 et son extension aux femmes de France. Alors que dans la plupart des pays industrialisés le droit de vote et d’éligibilité leur a été accordé avant ou dès la fin de la grande guerre, il leur faut attendre l’ordonnance d’avril 1944, c’est-à-dire pratiquement la fin de l’autre guerre, pour devenir pleinement citoyennes.

Dès 1907 les femmes mariées qui travaillent peuvent certes disposer librement de leur salaire, mais jusqu’en 1965 le mari peut s’opposer légalement à l’exercice d’une activité professionnelle par son épouse. D’autre part il peut disposer librement des biens de la communauté sans son consentement. Situation qui ne prendra fin qu’en 1942.

Jusqu’en 1938 prévaut également le devoir d’obéissance envers le conjoint. Quant à l’autorité paternelle, elle ne sera remplacée par l’autorité parentale qu’en 1970.

Une situation d’ensemble, qui n’est guère à l’avantage de notre pays, on en conviendra. Toutefois certains historiens, tenant de la guerre émancipatrice, estiment que le premier conflit mondial a constitué un moment de basculement irréversible, les femmes de toutes conditions ayant pris l’habitude d’exercer des responsabilités qui naguère étaient l’apanage des hommes exclusivement.

En réalité, dès 1906, le taux d’activité des femmes est de 35 %, celui des femmes mariées de 20 %, soit la plus forte proportion du monde occidental. Ainsi avant 1914, sont-elles 7,7 millions à travailler en France. Mais les structures de l’emploi restent traditionnelles : 17 % de domestiques, 36 % de travailleurs à domicile, 25 % d’ouvrières et 7 % seulement d’employées. Avec la guerre, la croissance du personnel féminin n’est que de 20 % au total, mais particulièrement dans des secteurs nouveaux, industriel et tertiaire, appelés à se développer, alors qu’on assistera à une régression globale du travail des femmes après le conflit. 

 

Lorsqu’il crée l’École en 1909, Paul BAUGAS s’inspire principalement du modèle allemand. Il sait la place qui est faite à la formation des femmes dans les nombreuses écoles de commerce qu’il a pu visiter outre-Rhin. Il est conscient des évolutions en cours et de l’absolue nécessité de transposer ce modèle, au risque même de bouleverser des conventions sociales solidement établies.

Certes Julie-Victoire DAUBIE (1824-1874) est la première demoiselle française titulaire du Baccalauréat dès 1861, mais il faut attendre 1919 pour voir l’instauration d’une épreuve spécifique destinée aux femmes.

On mesure mieux ainsi l’audace qu’il pouvait y avoir, dix ans plus tôt à permettre à de toutes jeunes filles d’intégrer une formation supérieure dans le cadre de disciplines susceptibles de les amener à terme à diriger hommes et équipes et à assumer des responsabilités en toute indépendance. A Paris par exemple, l’École qui deviendra « HEC pour les jeunes filles » en 1924, n’est créée qu’en 1916, la même année que « l’École commerciale des jeunes filles », un rang au dessous.

Et la situation comportait un paradoxe supplémentaire dans la mesure où c’était bien un établissement catholique, certainement considéré comme réactionnaire et conservateur par les autorités de l’époque, qui offrait les clefs de l’émancipation à celles que la légalité républicaine maintenait dans un statut d’infériorité manifeste.

C’est que les fortes convictions religieuses de notre Directeur, bien loin d’altérer son jugement, lui avaient toujours, bien au contraire, servi d’aiguillon. Qu’on en juge. Dans un élément de correspondance, il écrivait à ce propos : « Tout élément de valeur doit en produire bien davantage pour peu qu’on lui en donne les moyens. Et parmi les jeunes gens de notre pays, les filles ont toute leur place. Au nom de quoi devrait-on se priver de leur concours ? »

Publiée dès 1909 à cet effet, la première plaquette destinée aux parents est tout à fait explicite. Elle indique très clairement : « L’enseignement de l’École supérieure de Commerce s’adresse aux jeunes gens des deux sexes qui ayant fait de bonnes études secondaires (...) désirent se préparer aux carrières commerciales, industrielles et financières. »

La présence du beau sexe dans l’Etablissement ne passe pas inaperçue, c’est le moins que l’on puisse dire, au tout début. Les tout premiers procès-verbaux des réunions de professeurs nous apprennent tout à fait horrifiés que « certains étudiants (qui) n’appartiennent pas à l’École de Commerce ont fait du bruit aux jeunes filles qui suivaient le cours (...). »

De fait, les filles constituent un peu moins d’un tiers des élèves des quatre premières promotions, ce qui est tout à fait remarquable dans le contexte de l’époque.

Dès le départ et indépendamment de son enseignement général, l’École ouvre par ailleurs des cours spéciaux pour jeunes filles. Deux journées par semaine une quarantaine d’auditrices viennent s’initier à la comptabilité, à la dactylographie, à la langue anglaise mais également à l’économie politique.

Si l’investissement des femmes escompté est au rendez-vous jusqu’à la fin de la grande guerre, en revanche, durant l’entre- deux guerres, leur participation s’étiole, jusqu’à en devenir symbolique. Fin 1944, après la libération, on compte 8 jeunes filles sur 41 élèves en première année, 4 sur 24 en seconde année alors que 8 demoiselles sur 16 auditeurs assistent aux cours spéciaux. En 1945, 6 jeunes filles sur 34 assistent aux cours de première année, mais il n’en reste plus que 5 sur 22 « rescapées » en seconde année.

Entre 1946 et 1970, elles représentent environ 11 % des étudiants en moyenne, avec des années creuses : ainsi la promotion Ford (1967-1970) ne comporte-t-elle que 3 filles sur 59 élèves de première année.

Depuis leur importance numérique n’a cessé d’évoluer graduellement. Si en 1972, elles représentent 22 % des entrantes, on compte dix ans plus tard 1/3 de filles en première année. Aujourd’hui, les proportions de garçons et de filles atteignent la quasi-parité, avec 53 % pour l’élément féminin, ce qui est remarquable dans la mesure où ce chiffre reflète l’exacte vérité du recrutement, l’École s’interdisant par principe d’y exercer quelque intervention que ce soit.

La boucle est bouclée. C’est une femme, Catherine LEBLANC, qui préside actuellement aux destinées de l’École. Il était dans la logique des choses qu’à l’heure où les femmes postulent naturellement aux plus hautes fonctions, notre établissement pionnier depuis ses origines en la matière, puisse s’enorgueillir et s’honorer de compter à sa tête une directrice. C’est un phénomène encore assez rare dans le milieu des écoles de commerce pour qu’il soit souligné.