News

Partager sur :

Une mode véritablement durable peut-elle être économiquement viable ?

Vue 80 fois

Article écrit par Sihem DEKHILI, Professeure de marketing durable, directrice de recherche, responsable de l'institut MECE – ESSCA & Mohamed Akli ACHABOU (MECE) 

Les bonnes actions peuvent-elles être bon marché ? Si l’attrait pour une mode durable est souvent exprimé, le passage à l’acte bute souvent sur les prix ou sur une bonne information. Le développement d’une offre durable ne pourra pas faire l’économie d’une communication à destination des consommateurs.

 

Février 2025, le groupe C&A a annoncé la fermeture de son usine de jeans durables « Factory for innovation in textiles », lancée en 2021, en Allemagne, en collaboration avec la start-up 140Fahrenheit. L’usine était censée faire entrer la marque, qui ne brille pas par son empreinte durable, dans l’univers du green. Cette fermeture rejoint une longue liste de marques de mode durable qui n’ont pas réussi à survivre sur le marché. Des enseignes, à l’instar de Hopaal (matières recyclées et production locale) et Atelier Unes (vêtements écoresponsables en précommande), n’ont pas survécu longtemps, et cela malgré des débuts prometteurs.

 

En plus de la crise du Covid qui a fortement fragilisé le secteur, le contexte économique a été marqué ces dernières années par une inflation importante et une baisse du pouvoir d’achat des consommateurs. Ce contexte a largement favorisé les acteurs de la fast fashion et de l’ultra-fast fashion, faiblement préoccupés par les conséquences environnementales et sociales de leur modèle d’affaires, au détriment des marques de mode durable qui ne peuvent pas s’aligner sur les prix très bas du marché en raison notamment de leurs coûts de production élevés.

 

Une logique qui se répand

 

Même les enseignes historiques de mode conventionnelle n’ont pas pu résister à la déferlante des articles à bas prix. Plusieurs marques iconiques ont ainsi vu leurs aventures s’arrêter, une des dernières en date est la marque Esprit. L’année 2023 a été présentée comme une année noire pour les enseignes du prêt-à-porter.

Cette logique de volume et de bas prix est à ce point répandue qu’elle s’empare même désormais du marché de la seconde main. Les plateformes digitales dans ce domaine, pourtant censées promouvoir la durabilité à travers un modèle d’affaires construit sur les principes de l’économie circulaire, se sont alignées sur les pratiques de la distribution conventionnelle. Une recherche récente a mis en exergue le côté sombre du marché de la seconde main dû à des effets rebonds, conséquences des pratiques commerciales utilisées par les plateformes à l’image de Vinted (réductions de prix proportionnelles à la taille du lot acheté, notifications pour inciter à acheter, etc.).

 

De multiples défis à relever

 

À la lumière des éléments présentés ci-dessus, il paraît que le développement d’une offre durable dans le secteur de la mode constitue un vrai défi. Mais cela signifie-t-il que le futur du marché de la mode durable est compromis ? La mode durable est-elle un mythe auquel il faut renoncer ? La réponse est clairement non : le secteur de la mode, responsable de conséquences environnementales et sociales majeures, a besoin de faire de la durabilité un pilier prioritaire pour se relancer. Pour ce faire, plusieurs leviers peuvent être actionnés.

L’innovation est une condition indispensable pour la promotion de toute offre durable. Aujourd’hui, la transition de la mode vers plus de durabilité passera par une révolution dans les processus de production, les conditions de travail, mais aussi au niveau du choix des matières premières (le polyester produit à base de pétrole, la culture du coton championne de l’utilisation des pesticides et insecticides et de la consommation d’eau, les matières d’origine animale à l’origine d’une maltraitance des animaux, etc.). Des innovations importantes ont été lancées pour répondre à ces défis. Ainsi, plusieurs fibres biosourcées ont été développées (fibres de lait, d’ananas, d’algues, d’eucalyptus), des nanofibres, ou encore des textiles thermorégulants (par exemple, les fibres à changement de phase). Dans cet élan de conception de matières textiles durables, les start-up jouent un rôle central. En Bretagne par exemple, Bysco a développé une fibre textile à partir du byssus, les filaments qui relient les moules aux rochers.

 

Mais le développement de ces nouvelles matières représente un coût important. Ainsi, la marque Stella McCartney qui a fait de l’innovation matière son principal cheval de bataille et qui s’est associée en conséquence avec plusieurs start-ups, telles que Bolt Threads pour le cuir vegan, Soktas pour le coton régénératif, Evrnu pour les matières textiles reconstituées, a déclaré avoir souffert d’une forte pression de l’inflation sur les coûts des matières premières et de la main-d’œuvre. L’entreprise a fait face à cette contrainte en allégeant sa structure de coûts et en renforçant la communication pour augmenter la désirabilité de la marque.

 

Paroles, paroles… mais où sont les actes ?

 

Augmenter la désirabilité constitue justement un autre levier à actionner. Il est bien connu dans la littérature académique à propos de la consommation responsable qu’il existe un écart entre ce que le consommateur dit et ce qu’il fait réellement. Ce gap est particulièrement important dans le cas des produits de la mode. Ainsi, les consommateurs de la génération Z (âgés de 15 à 24 ans) qui affichent un engagement écologique important sont des acheteurs assidus de la marque de l’ultra-fast fashion Shein. Cette ambivalence entre conscience écologique et surconsommation est décrite comme de la « polyphasie cognitive ».

Ce concept, introduit par Serge Moscovici en 1961, met en exergue la coexistence de différents systèmes de connaissances contradictoires chez un même individu. Même si les jeunes consommateurs se projettent dans des choix durables, ils cherchent paradoxalement des vêtements neufs, bon marché et tendance. Ils subissent une pression de paraître, à travers notamment les médias sociaux tels qu’Instagram et TikTok. Par exemple, le « outfit of the day » (#OOTD) est une tendance qui pousse les consommateurs à acheter des vêtements uniquement pour pouvoir les présenter en ligne à d’autres personnes.

 

Méconnaisssance des consommateurs

 

Au-delà de ce fossé observé chez les plus jeunes, les marques de mode durable doivent prendre en compte deux autres obstacles à la valorisation de leurs produits. D’une part, une incompréhension de la part des consommateurs du sens même de ce qu’est un produit de mode durable.

Une étude américaine a montré que, même si la majorité des répondants montrent une prédisposition à intégrer la durabilité dans les pratiques, pas loin de la moitié d’entre eux indiquent ne pas comprendre ce qui fait qu’un vêtement est véritablement durable. Les résultats d’un baromètre récent sur la mode éthique ont révélé que les Français associent avant tout des enseignes de la fast fashion à la proposition d’offres durables. Ils citent en premier Kiabi, Zara, H&M, Nike, Vinted et Decathlon. Les marques engagées sont méconnues par la majorité.

D’autre part, la multiplication des allégations environnementales, parfois mensongères, porte atteinte à la crédibilité des offres durables, se traduisant par un scepticisme croissant des consommateurs.

Il paraît donc évident que la promotion de la mode durable passera par un travail de sensibilisation. Les marques peuvent par exemple utiliser les plateformes digitales pour diffuser des informations sur leurs engagements et sensibiliser leurs clients aux pratiques de consommation respectueuses de l’environnement et de la société. Elles peuvent également accompagner les consommateurs vers des pratiques plus vertueuses en développant des imaginaires cohérents avec les enjeux de durabilité. Le recours, par exemple, à de nouveaux récits sur des modes de vie désirables et aspirationnels peut être envisagé. De plus, s’appuyer sur des influenceurs verts peut constituer une solution, mais les marques devraient veiller à la congruence entre les valeurs qu’elles véhiculent et celles incarnées par les personnalités sollicitées, au risque d’être accusées de greenwashing.

 

Besoin de lois ?

 

Au-delà de ces dimensions reste le rôle de la politique. Plusieurs initiatives ont été prises ces dernières années dans l’Union européenne pour aider à transformer le secteur de la mode. Certaines visent à sensibiliser les consommateurs aux impacts de la surconsommation des vêtements. L’exemple le plus récent en France est celui de la campagne de « Devendeur » de l’Ademe qui appelle à la sobriété.

 

D’autres initiatives ambitionnent de limiter le développement de la fast fashion, afin de laisser plus de place à une mode plus durable. Ainsi, une loi a été votée en mars 2024 en France afin de freiner le développement de la mode rapide, grâce notamment à un système de bonus-malus. Au niveau européen, dans sa stratégie pour un textile durable et circulaire, la Commission européenne prévoit que, d’ici à 2030, les produits textiles mis sur le marché européen auront une durée de vie allongée et seront recyclables, en grande partie composés de fibres recyclées, exempts de substances dangereuses et produits dans le respect des droits environnementaux et sociaux.

L’efficacité de telles actions est sans doute conditionnée par l’accompagnement des consommateurs.

 

Selon une enquête récente, les Français, dans leur ensemble, sous-estiment l’impact environnemental des vêtements. Seulement 21 % l’estiment « très important », et 12 % « catastrophique ». À l’opposé, 18 % le considèrent comme très faible ou modéré. Le manque de connaissances, dû à des lacunes informationnelles (manque d’explications, multiplication des messages, confusion) constitue un frein important à la consommation des produits de la mode durable.

 

Ainsi, la prise de conscience cognitive des conséquences d’un comportement est primordiale dans le développement de la conscience de soi et du sens des responsabilités. Lorsqu’un individu se sent responsable des conséquences de ses actes, il développe des obligations morales internes plus fortes pour agir de manière durable. Des programmes de formation axés sur les valeurs de durabilité pourront contribuer à l’accroissement du niveau de conscience.




Aucun commentaire

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire. Connectez-vous.